3 – Enjeux économiques et organisationnels de la participation

Déjà dans les années 80, Jacques T. Godbout (1983) a remarqué les effets positifs pour une organisation de la participation volontaire des personnes. Selon lui, plus un individu participe à des activités, plus il a tendance à s’intégrer à l’organisation et à ne plus en être un usager. Dans ce sens, la participation permet à l’organisation de se renouveler, en faisant adhérer des personnes nouvelles à son système de valeurs et de fonctionnement. Dans ce sens, selon l’auteur, « les organisations ont intérêt à minimiser les contrôles et à maximiser la participation, étant donné les coûts des uns et de l’autre : plus la contrainte est grande, plus les coûts sont élevés ».

L’élan participatif a été présent dans les mouvements autogestionnaires en France et à l’étranger. Depuis l’an 2000, la participation à travers le management participatif a pris une autre couleur faisant partie intégrante de la nouvelle gestion publique (ang. New Public Management) des organisations sociales et médico-sociales. Ce nouveau management public doit répondre aux critères d’efficacité ce qui suppose de réunir certaines conditions : la définition des objectifs mesurables, pertinents, cohérents par rapport à la mission et à la vocation du service concerné, la cohérence des moyens engagés, l’évaluation de la satisfaction des citoyen.ne.s, l’identification des effets pervers, la coordination entre les différents services de l’État (Pesqueux, 2006). Selon Pesquex (2006), le New Public Management est amené à articuler son mission et but (ang. Missions Statement) avec des principes de fonctionnement suivants :

– le principe de stewardship (être « au service de… ») présent dans les missions de l’institution,

– « le principe de transparence qui concerne aussi bien le contrôle externe des citoyen.ne.s que le contrôle interne de l’activité en établissant un continuum entre les deux au regard d’une performance ».

– « le principe d’accountability (responsabilité) où il s’agit de rendre compte de façon croissante et qui repose sur l’existence d’une performance mesurable à la fois pour être mesuré, mais aussi pour être communiquée et comparée (benchmarking) ».

La démarche qualité, consistant en partie en un recueil de la satisfaction des usagers et des clients dans une démarche d’amélioration continue des services et des prestations, fait partie intégrante du management participatif. Ce dernier traverse tous les secteurs et change les relations entre les employeurs, employés.e.s et clients au sein des organisations. « Le salarié modèle n’est plus associé aux décisions, mais il décide lui-même, sur la base d’objectifs et de valeurs intériorisés. Les organisations doivent y gagner en réactivité et en créativité et les salariés, notamment les cadres intermédiaires et la maîtrise, y gagner en autonomie et en capacité d’initiative. Ces gains apparemment réciproques induisent une adhésion à l’organisation » (Bellini, 2005). La participation devient donc une dynamique quotidienne fondée sur les valeurs et la culture de l’entreprise. L’ordre ou l’injonction explicite ont disparu du vocabulaire managérialement correct : les chefs deviennent des managers, le « contrôle » et « sanction » deviennent des termes indignes remplacés par « coordination », « pilotage » ou « animation » (Bellini, 2005). Le niveau de bureaucratie n’est pas neutre. La bureaucratisation découlant de l’introduction d’outils et de procédures standardisés constitue finalement un grand obstacle à la qualité relationnelle au sein des services qui sont porteurs aussi du sens pour les professionnel.le.s.

Dans le champ du travail social en direction de l’enfant et des parents, la littérature scientifique différencie l’approche basée sur la protection, de l’approche basée sur le bien-être (Fargion, 2012). L’approche basée sur la protection des enfants se concentre sur les difficultés et les abus à guérir ou à prévenir. La centration sur les enfants à protéger fait que les besoins des parents et leurs soutiens sont considérés comme secondaires. Le travailleur social ou la travailleuse sociale se situe davantage dans une visée de contrôle et d’investigation, ce qui restreint le champ d’action et fait que les interventions sont perçues par les praticiens eux-mêmes comme des intrusions dans la vie personnelle des usagers et comme des limitations à la liberté des familles. Par conséquent, les travailleur.se.s sociaux.ales ont donc tendance à intervenir le moins possible, souvent en se contentant de moments lorsqu’ils ou elles s’estiment légalement tenu.e.s de le faire (Khoo et al. 2002).

Du point de vue organisationnel du système du travail social, lorsque l’approche « protectionniste » sert comme feuille de route, les services de protection de l’enfance sont très souvent positionnés dans l’évaluation et le traitement de la négligence ou de la maltraitance (supposée ou avérée), ils sont séparés des services d’aide à la famille et n’ont souvent pas de contact direct avec elles. Cette séparation reflète l’idée que la protection de l’enfant et le soutien aux familles sont des questions différentes (Fargion, 2012). Lorsque la mission première des travailleurs sociaux consiste à évaluer les risques de négligence ou de maltraitance, ils se rapprochent des parents avec ce but-là. Ils sont souvent perçus comme des ennemis par les parents. L’évaluation du risque du danger ou de danger suit les procédures standardisées afin de réduire la probabilité d’erreurs humaines. Les critiques de l’orientation de la protection de l’enfance soutiennent également qu’au bout d’un certain temps, les procédures deviennent des fins en soi et sont perçues comme dérangeantes et anxiogènes par les parents (Buckley et al. 2011).

Contrairement à l’approche protectionniste, celle basée sur le bien-être de l’enfant voit l’intérêt de l’enfant au sens large en lien avec le bien-être de la famille. L’évaluation du danger ou de risque de danger se fait en interaction avec les familles et les professionnel.le.s éducatifs. Ces derniers cherchent à comprendre les difficultés afin de trouver des moyens pour les soutenir. Ces interventions ont plutôt le caractère préventif et n’agissent pas avec le même niveau d’urgence (Fargion, 2012) que les services visant une protection immédiate.

En France, la même loi qui place l’usager au centre des services sociaux et médico-sociaux, définit les contours de la démarche qualité comme étant au service du renforcement des droits des usagers au sein de l’organisation. Cependant, jusqu’à aujourd’hui, nous ne disposons pas de données tangibles et représentatives du secteur pour apprécier l’impact de cette loi sur les pratiques. On peut se questionner pour savoir si dans les institutions sociales et médico-sociales, les Conseils de la vie sociale (établis par la loi du 2 janvier 2002) ont changé les processus décisionnels au niveau des établissements et services1? En quoi contribuent-ils à la démocratie institutionnelle? Comment les parents et les jeunes ont pu investir ces espaces de participation? Quelles attentes et propositions ont pu être exprimées?

Join-Lambert, Euillet et ses collègues (2014) observent un décalage entre un discours officiel sur « l’implication des parents dans l’éducation de leur enfant placé » et une pratique effective. Du point de vue de la recherche, il semble difficile de mettre en place une démarche qualité sans connaître la réponse à ces questions et sans une connaissance approfondie de la réalité des situations vécues par les enfants et leurs familles et des savoirs spécifiques. Il semble également difficile d’écarter les parents d’enfants accompagnés en protection de l’enfance de la production de ces connaissances.

Les usagers s’attendent à des normes de qualité en matière de courtoisie, de respect, de responsabilité, de transparence et d’expertise du professionnel (Buckley & Carr Whelan, 2011 ; Healy & Darlington, 2009). La communication est un pilier essentiel pour un service de qualité. Forrester et ses collaborateurs (2008) ont examiné en détail les styles de communication des travailleurs sociaux qui traitent avec les parents dans les situations de protection de l’enfance. Ils ont constaté qu’une communication plus empathique de la part des travailleur.se.s sociaux.ales rendait la relation avec les usager.e.s plus ouverte.

Une recherche menée aux États-Unis a identifié trois facteurs centraux qui renforcent l’engagement des parents et une volonté de changement : la compétence du professionnel, la communication positive et la fourniture aux parents d’une aide à la fois émotionnelle et concrète (Schreiber et al. 2013). La même étude a également souligné l’importance d’un programme d’éducation des parents.

Une autre recherche qualitative a été conduite sur une période de deux ans en Suède (Björkhagen Turesson, 2019), sur la base de données collectées au moyen de journaux intimes dans lesquels trois travailleurs sociaux ont décrit leur accompagnement de quinze familles. Cela a permis d’identifier les conceptions, normes et valeurs qui fondent une doxa (au sens d’H. Arendt) du travail social, l’expression d’une culture qui ne peut être comprise indépendamment du contexte organisationnel et institutionnel dans lequel elle s’inscrit. Les résultats de cette étude montrent que, lorsqu’il s’agit de la santé mentale des parents comme facteur de risque, les travailleurs sociaux ne tiennent pas compte des facteurs de protection qui pourraient exister dans l’environnement familial. De plus, les valeurs qui fondent l’intervention étaient communiquées aux parents de manière non critique, sans référence concrète aux problèmes pour lesquels les familles avaient besoin d’aide. Les résultats ont également montré que les mères ont dû assumer la responsabilité principale du problème identifié par les travailleurs sociaux, tandis que les pères ont été marginalisés par le système d’aide sociale à l’enfance. Dans plusieurs situations analysées, les pères étaient ignorés ou entravés, même dans les cas où ils constituaient un atout dans la situation de l’enfant. Lorsque les pères ne sont pas sollicités dans l’accompagnement par le professionnel, le service aide à créer une interprétation en soutien de cette exclusion. Par le biais des pensées et des réflexions des travailleurs sociaux, des limites sont fixées pour ce qu’ils considèrent comme une bonne ou une mauvaise parentalité. Quant aux parents, les définitions qu’ils ont eues de l’aide dont ils avaient besoin étaient également redéfinies en faveur de l’expertise représentée par les services de protection de l’enfance.

1 L’enquête menée par la CNAPE a montré que parmi 236 structures de la protection de l’enfance qui ont répondu, situées sur 70 départements français, 42% n’ont pas mis en place une CVS. Des facteurs qui ont contribué à rendre l’exercice difficiles sont: “• des difficultés liées au cadre contraint de la protection de l’enfance , ne permettant pas, selon les structures, le libre choix des personnes concernées et ayant par conséquence une réelle incidence sur la participation effective des enfants et des familles (51 structures) • Liées au premier point, des difficultés de mobilisation des personnes concernées ne percevant pas l’intérêt de l’instance et de leur présence au sein de celle -ci (21 structures) – un enjeu particulier concernant la mobilisation des parents avec lesquels les structures sont moins en lien • Des enjeux liés à la formalité de l’instance , peu attractive pour les jeunes, et à un rôle de représentants élus difficile à endosser par les personnes concernées, à fortiori dans des structures avec de courtes durées d’accueil (27 structures)” Enquête sur les pratiques de participation collective des enfants dans les établissements de protection de l’enfance.