Regards situants
Le mémoire de HDR de Gilles Séraphin porte sur la question du « regard situant » (Séraphin Gilles, Le regard situant. L’exemple de la politique familiale dans la France contemporaine. Habilitation à diriger les recherches. Paris : Université Paris-Descartes, 2012). L’objectif est d’élaborer une méthode pour analyser la situation et le regard que, en tant que chercheur, l’on porte sur son « terrain » d’observation.
« Dans le monde de la recherche, on utilise souvent le terme de « terrain » pour désigner le contexte (lieu, période, environnement, acteurs) que l’on étudie. Ce terme est intéressant à analyser. Le « terrain » signifie que l’on se déplace, que l’on plonge dans un autre monde. Cette mobilité peut être source de regard réflexif. La mobilité ne fait pas tout, pourtant ; elle est un point de départ, un déclencheur, un amplificateur. Regarder autrui, le comprendre, partager ses perceptions, permet également un retour sur soi. L’observateur devient objet de son propre regard et d’analyse. Un « terrain », notamment s’il est a priori culturellement ou socialement éloigné, interagit avec le chercheur et permet d’attiser cette acuité d’analyse sur son propre regard et d’élaborer une méthode.
La situation que l’on considère dans ce « regard situant » est double : c’est un état dans lequel on se trouve en tant que sujet placé au cœur d’une situation (temporelle et spatiale) et un espace mental dans lequel on se positionne pour observer, de l’extérieur, cette situation. Ainsi, le regard situe aussi bien le sujet qui regarde que l’objet qui est regardé. C’est cette action de regarder, une action qui prend la forme d’un échange quand ce regard est « capté » et renvoyé, qui construit l’intensité et la qualité du regard.
Le regard situant repose sur le postulat que pour effectuer de la recherche, il n’est pas tant question d’observer de l’extérieur son objet de recherche, son « terrain », voire du haut pour avoir une vision dominante mais qu’il est possible, aussi, de tirer parti d’une immersion dans son objet de recherche, afin de mieux en saisir les logiques et le fonctionnement. Cette notion du regard situant « dépasse l’opposition que l’on ramène souvent à celle du ‘’dehors’’ et du ‘’dedans’’, de l’exogène et de l’endogène, de l’observateur et de l’acteur, pour la traiter comme une combinatoire qui vous tient ‘’dehors’’ tout en étant ‘’dedans’’ et ‘’dedans’’ en restant ‘’dehors’’ » (intervention de Michel Messu lors de la HDR – Séraphin, 2012).
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Pour conclure cette présentation de l’exercice, distinguons ce que cette analyse en termes de regard situant se distingue – parfois en les complétant – d’autres courants de pensée. Tout d’abord, analyser le « regard situant » d’un chercheur n’est pas en soi une méthode pour effectuer des recherches telle que par exemple l’observation participante où le chercheur s’immerge dans un terrain. Le regard situant vise à exposer la nature du regard du chercheur sans cesse en élaboration, quelle que soit la méthode de recherche qu’il utilise pour effectuer ses recherches. Tout chercheur est concerné : qu’il pratique une observation en participant à la vie quotidienne, en menant des entretiens, en diffusant un questionnaire, etc., il doit s’interroger sur la nature de son regard, en reprenant par exemple cette proposition d’analyse du regard situant. »
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Proposition de méthode de mise en œuvre
Le présent texte a pour ambition d’engager les échanges et de contribuer à élaborer une méthode pour analyser ce « regard situant ». L’objectif est, avec d’autres, tout à la fois de qualifier la méthode et, partant, les recherches effectuées, et de légitimer, en tant que chercheur, tout chercheur-acteur qui s’engage dans sa recherche avec méthode et un regard critique sur sa propre position.
Ainsi, dans toute recherche, il est nécessaire de se poser un certain nombre de questions et d’y répondre concrètement. L’idéal serait par exemple que, sur la base d’un carnet de bord par exemple, dans tout projet de recherche les chercheurs présentent leur regard situant dans un document annexé. L’exercice serait que pour chaque programme de recherche, les acteurs de cette recherche réalisent et actualisent un site dédié qui présente ladite recherche et le regard situant de chaque acteur de la recherche en indiquant si possible les évolutions de cette analyse de son propre regard tout en début, en cours puis en fin de recherche (par exemple, voir la présentation du regard situant des chercheurs de la recherche Enfants protégés confiés à un proche –EPCP– sur…).
Mettre en œuvre un regard situant, revient à poser trois impératifs et de répondre par conséquent à cette série de questions :
Analyser la situation : D’où regarde-t-on ? – Espace mental : Qui est-on (éléments contribuant à la construction de sa propre identité tels que le genre, l’âge, l’apparence physique, conditions et styles de vie ; histoire ; profession ; formation ; valeurs personnelles et partagées avec les personnes objet du regard…) ? – Espace social : Dans quelle situation sociale (notamment en termes de classe, genre, classes, générations…) est-on, personnellement, lorsqu’on porte ce regard ? – Espace physique (lorsqu’il s’agit de la description d’une scène précise) : Quelle est la situation exacte, physiquement, du sujet regardant ? Quel est le champ couvert ? – Espace mental : Quels sont ses centres d’intérêt, ses pudeurs, ses gênes, ses sentiments de familiarité et de proximité … face à l’objet d’étude regardé ? Comment nous a-t-on appris à regarder (éducation, mais aussi formations et profession…) et comment regarde-t-on ? – Espace social : Quels sont les points sur lesquels on ressent une contrainte (à regarder plus particulièrement ou… à détourner le regard !) ? Espace physique (lorsqu’il s’agit de la description d’une scène précise) : Quel est le panorama et la période couverts par ce regard ? |
Adopter une méthode : Comment regarde-t-on ? Quelle méthode envisage-t-on d’employer, avant d’être en situation d’observer ? Quelle méthode emploie-t-on en situation, en même temps que l’on regarde ? Si plusieurs méthodes sont employées, comment sont-elles articulées ? |
Construire un exposé : Que regarde-t-on ? Quel style d’exposé choisit-on (récit, description d’une situation, exposé de résultats statistiques, argumentation, etc.) ? Quel est le champ couvert ? Qu’expose-t-on dans les points 1 et 2 ci-avant déclinés ? Les expose-t-on en début d’analyse, dans une sorte d’annexe « méthode », ou au cours de l’analyse pour expliquer le regard porté sur tel ou tel phénomène ? |
Quel que soit son objet d’étude – avant son étude, pendant et après, durant le compte rendu –, c’est seulement en répondant à toutes ces questions que l’on peut aiguiser l’acuité de son regard et produire une recherche qu’il est possible de partager (puisque chacun des éléments qui produisent le regard est exposé, donc peut être critiqué et enrichi). »
Analyser la situation :
D’où regarde-t-on ?
Je m’appelle Gilles Séraphin et suis un homme, blanc, originaire de Haute-Savoie, né en 1970.
Mes études ont porté sur les disciplines suivantes : géographie (Deug), Histoire (maîtrise), économie (DEA), sociologie (doctorat et HDR) avec de la formation continue en statistiques (CEPE/Insee/Ensae).
Dans ma vie professionnelle, j’ai effectué des recherches sur divers sujets et terrains (en Afrique : vie sociale à Douala, nouveaux mouvement religieux à Douala et Nairobi ; en France : populations majeures protégées, populations en situation de handicap psychique, politique familiale, protection de l’enfance) et ai occupé des postes dans des organismes œuvrant dans l’élaboration, la mise en œuvre, l’évaluation de politiques publiques et le soutien à la recherche, notamment en étant directeur de l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) entre 2012 et 2017.
Actuellement, je suis professeur des Universités en sciences de l’éducation et de la formation en l’Université Paris Nanterre et directeur du Centre de recherche Éducation et Formation (Cref). Par ailleurs, je suis membre du comité d’éthique et de recherche de l’UPN et rédacteur en chef de la revue scientifique Recherches Familiales.
Dès mon plus jeune âge, j’ai été en lien avec les dispositifs de protection de l’enfance (ma famille était famille d’accueil) et ai depuis toujours eu un grand intérêt à œuvrer en ce domaine. Par ailleurs, j’ai toujours cherché la rencontre de l’Autre, notamment quand il apparaissait de prime abord comme « différent », d’où un intérêt certain pour effectuer des recherches aux confins des territoires de la République française. Mes engagements politiques et associatifs reposent sur la connaissance de l’Autre et la promotion des valeurs de la République et celle du respect d’Autrui et de notre environnement.
Aujourd’hui, même si je suis issu d’un milieu que l’on pourrait qualifier de « très populaire », je peux être identifié comme un homme, ayant la cinquantaine, universitaire, vivant dorénavant ans un milieu « aisé », notamment à Paris.
Dans le cadre du programme EPCP, j’ai occupé physiquement plusieurs positions : je n’apparaissais pas physiquement dans la recherche lors de la passation du questionnaire ou dans l’élaboration de la revue de littérature mais j’ai effectué des entretiens en face-à-face pour la suite de la recherche, à Saint-Martin (2020) puis à la Réunion (2021).
Quel est le champ couvert ?
Lors de ces entretiens, il m’a semblé retrouver fortement, dans certaines situations, des impressions et analyses que j’avais découvertes en Afrique subsaharienne et ai éprouvé un sentiment de familiarité. Toutefois, la situation historique d’esclavage et d’engagisme calquée sur des rapports de « race » était nouvelle pour moi.
Dans mes analyses des rapports de domination, j’ai une approche que l’on pourrait qualifier d’intersectionnelle (race, gendre, classe et… j’ajoute « génération ») non essentialiste. Mon regard de chercheur est principalement fondé sur les premières disciplines étudiées (histoire et sociologie notamment) et sur mes premiers « terrains » avec une forte approche ethnographique. Aujourd’hui, en étant membre d’une équipe travaillant en éducation familiale (Éducation familiale et interventions sociales auprès des familles), je croise deux types d’approches : l’analyse des processus éducatifs intrafamiliaux et celle des interventions socio-éducatives). J’entreprends une analyse écosystémique des phénomènes étudiés, en analysant les rapports entretenus par le phénomène en question avec son milieu, social, politique, cultuel…
Adopter une méthode : Comment regarde-t-on ?
Quelle méthode envisage-t-on d’employer, avant d’être en situation d’observer ?
Dans le cadre du programme de recherche EPCP, les méthodes de recherche sont variées et complémentaires : revue de littérature avec synthèse et fiches de lecture pour la revue de littérature, enquête par questionnaire pour la Martinique, la Réunion et Saint-Martin, entretiens en face-à-face avec mineur.e.s, tiers, parents et professionnel.le.s à Saint-Martin, analyse de documents et entretiens en face-à-face avec des professionnel.le.s, mineur.e.s, tiers et parents à la Réunion. Chaque fois qu’il y a un « terrain » dans le département concerné, j’effectue aussi une observation poussée et annote un carnet de terrain.
Les considérations éthiques (les recherches ont reçu un avis positif du comité d’éthique SPSE de l’UPN) sont parties intégrantes de la recherche puisqu’elles ont contribué à façonner la méthode. Elles sont dès lors exposées dans chaque description de projet de recherche.
Quelle méthode emploie-t-on en situation, en même temps que l’on regarde ?
A Saint-Martin, j’ai dû adapter aux circonstances le terrain : l’usage de plusieurs langues (anglais, broken english, créole, espagnol…) m’a obligé à m’adjoindre les services d’une auxiliaire de recherche originaire de l’île. La première rencontre avec le mineur n’a pas pu se faire, la plupart du temps, en étant isolé, loin du regard du tiers voire des parents. C’est lors de prochaines rencontres que j’essaierai d’avoir des entretiens seul avec les mineurs dans un lieu neutre.
Si plusieurs méthodes sont employées, comment sont-elles articulées ?
(Les premières recherches se fondent principalement sur les entretiens à Saint-Martin. D’ici fin 2021, les résultats des questionnaires et la recherche à la Réunion permettront de compléter ce point).
Construire un exposé : Que regarde-t-on ?
Quel style d’exposé choisit-on (récit, description d’une situation, exposé de résultats statistiques, argumentation, etc.) ? Quel est le champ couvert ?
Pour le moment (novembre 2021), les seuls écrits « aboutis » sont la revue de littérature, actuellement retravaillée pour une publication sous forme d’ouvrage (HALASA Katarzyna, SÉRAPHIN Gilles, AVEZOU-BOUTRY Virginie, Revue de littérature synthétique : Enfance, jeunesse et éducation familiale dans les Dom aujourd’hui : processus éducatifs intrafamiliaux et interventions socio-éducatives (à paraître en 2021 chez L’Harmattan, coll. « Savoir et formation »), et un article paru dans « Vie sociale » (SÉRAPHIN Gilles, « Une petite île comme laboratoire de la République : le confiage institutionnalisé à Saint-Martin », Vie sociale, Nouvelle série, Dossier : « Protection de l’enfance : actualité de la recherche et de l’intervention » (sous la direction de Gilles Séraphin, Pierrine Robin et Marc de Montalembert), n° 34-35, 2021, pp. 253-270).
Ces deux textes sont très « classiques » dans leur formation, selon les canons scientifiques en rigueur, avec un encart « Méthode »).
Par ailleurs, ce programme de recherche donne lieu à des interventions dans des colloques et séminaires (Aifref, Ministère, Interdom, CD Réunion…) et les recherches sont alors présentées à l’oral et sous forme de diaporamas.