1 – Les observations des parents sur le fonctionnement du système de protection de l’enfance à Paris

Comme indiqué dans la première partie du présent rapport, les recherches sur la participation des parents dans le champ du travail social sont assez nombreuses et de nombreux constats faits par les parents dans cette recherche, ont déjà été rendus publics par le passé.1 Toutefois, la présente recherche apporte des éclairages nouveaux sur des points essentiels.

1-1 Différences en fonction du type de mesure

En particulier, les résultats du questionnaire montrent qu’il existe des différences majeures entre les parents dont au moins un enfant est placé et ceux dont aucun enfant n’est placé, ainsi qu’entre les parents qui sont visés par des mesures judiciaires et ceux qui sont suivis dans le cadre de mesures administratives. Ces différences s’articulent, en particulier, autour des questions suivantes :

  • Adhésion à la mesure : le questionnaire donne une vision quantitative concernant une adhésion plus forte des parents aux mesures administratives et aux mesures exercées en milieu ouvert. L’adhésion exprimée par les parents est moindre lorsqu’il s’agit de mesures judiciaires et/ou de placements. Cela confirme les constats obtenus dans les recherches qualitatives (Corbillon, Dulery & Mackiewicz, 1997 ; Boutanquoi, 2001 ; Rurka, 2008). Cependant les écarts sont moins importants que l’on aurait pu le penser : même lorsqu’un enfant est placé, une majorité de parents (58.7% N=27) sont d’accord avec la mesure. Parmi les parents concernés par une mesure judiciaire, seuls 34.7% (N=26) déclarent ne pas être d’accord. Cela laisse penser que, bien que les résultats confirment que l’adhésion est plus forte dans un cadre non contraignant, à l’intérieur de chaque catégorie (mesure judiciaire/administrative et mesure à domicile/placement) le vécu de la contrainte varie en fonction de la manière dont la mesure se déroule, et de la possibilité d’une confiance réciproque. Cela est également confirmé par les données relevant du niveau de confiance déclaré par les parents.
  • Sentiment de confiance : les parents dont au moins un enfant est placé pensent que les professionnel.le.s n’ont pas confiance en eux (48.9%, N=22), alors que 64.1% (N=43) des parents dont l’enfant est protégé à domicile sont tout à fait ou à peu près d’accord avec le fait que les professionnel.le.s ont confiance en eux. Il est également important de dire que la confiance réciproque permet de développer des pratiques où les parents sont pleinement associés.
  • Connaissance des contenus des rapports : Plus de la moitié (54.5%) des parents dont un enfant est placé et des parents concernés par une mesure judiciaire (51.3%) déclarent ne pas connaître le contenu des rapports rédigés par les professionnel.le.s. Cependant, ils sont nombreux à déclarer ne pas connaître les contenus même quand aucun enfant n’est placé (40%). Le nombre de parents dans ce cas est moins élevé dans le cadre de mesures administratives (35.1%). Comme il a été présenté dans la première partie du rapport, la consultation des rapports est un droit prévu par la loi. Il s’agit donc ici de l’effectivité partielle du cadre réglementaire en question. Le rapport constitue la base d’une décision administrative ou judiciaire et sa consultation par toutes les parties de la procédure constitue un paramètre essentiel du principe du contradictoire.
  • Sentiment d’être informé du quotidien de l’enfant : un nombre important des parents ne se sentent pas suffisamment informés du quotidien de leur(s) enfants. Parmi eux 65.7% (N=23) sont concernés par une mesure judiciaire et 28.6% (N=2) par une mesure administrative. Le quotidien constitue un axe d’information bien spécifique par les multiples enjeux qu’il recouvre, notamment dans la connaissance réciproque entre un enfant et son parent. Le non partage du quotidien, largement étudié dans les situations de séparations conjugales, entache les sentiments nés habituellement dans le quotidien. Les parents d’enfants accueillis en dehors du domicile soulignent fortement cet éloignement du quotidien, mais aussi et surtout cet éloignement de la connaissance des actes et des activités du quotidien de l’enfant. Autant d’informations manquantes qui pourtant peuvent être des leviers relationnels précieux pour le parent lorsqu’il voit son enfant.

Plus l’intervention de protection de l’enfance est contrainte (mesure judiciaire) et importante (séparation d’avec l’enfant), plus les sujets de désaccord entre professionnel.le.s et parents sont nombreux. Néanmoins, une variable nouvelle apparait ici : la langue maternelle des parents.

1-2 La langue comme vecteur de communication et de transmission culturelle empêchées

Les réponses au questionnaire montrent une tendance à être d’accord avec les professionnel.le.s qui serait plus prononcée chez les parents n’ayant pas le français comme langue maternelle. Pour rappel : parmi les 20 parents se disant toujours d’accord avec les professionnel.le.s, 16 ont une langue maternelle autre que le français. À l’inverse, parmi les 19 parents toujours en désaccord avec les professionnel.le.s, 15 ont le français comme langue maternelle2.

Ce constat peut être interprété à la lumière des connaissances produites en psychologie sociale (Frigout, 2004, Bromberg, 2004a, Bromberg 2004), sur les processus qui se déploient dans la communication et qui mettent en jeu les rapports entre les institutions (ici éducatives) et les personnes. Dans certains cas, il s’agit des rapports d’autorité qui sont l’expression d’un pouvoir légitime. On peut penser que les parents maîtrisant mieux le français se sentent plus légitimes à avoir et à exprimer des désaccords avec l’Institution, car ils ont entre autres les outils et les codes pour pouvoir être entendus. Le même phénomène est observé par Périer dans le rapport entre les écoles et les familles populaires (Périer, 2005). A l’école comme dans la protection de l’enfance, une certaine proximité culturelle entre le professionnel et la famille est perçue par les professionnels à la fois comme une opportunité et comme un biais potentiel (Rurka, Mathiot & Barros Leal, 2020). La recherche menée par Unterreiner (2021, 114) sur les pratiques de soutien à la parentalité met en lumière « une conception assimilationniste de l’intégration linguistique à la société française par la pratique exclusive du français, héritière du modèle républicain français d’intégration renforcé par les politiques actuelles d’assimilation linguistique ».

Une autre dimension apparaît dans cette recherche, en lien également avec la langue maternelle des parents. Ainsi, plusieurs parents dont la langue maternelle n’est pas le français, indiquent que, du fait du placement de leur enfant, la transmission culturelle, l’inscription de l’enfant dans leur héritage linguistique, social, religieux, est empêchée. Derrière cette question, il s’agit du processus de légitimation de la transmission culturelle qui se fait naturellement d’une génération à une autre dans le processus d’éducation familiale. L’absence de relations au quotidien entre le parent et son enfant a des répercussions fortes sur le lien entre eux, notamment, elle implique que les liens qui existaient se délitent progressivement (Euillet, Kettani & Join-Lambert, 2014) et ne se reconstruisent pas. Les répercussions de la séparation entre les générations, sur la transmission d’une identité familiale, ont été de longue date mises en avant par ATD Quart Monde, qui relaye l’expérience de familles très pauvres : « Le premier berceau de l’identité c’est la famille qui place l’enfant dans une histoire, dans le cours des générations. Elle transmet les valeurs qui bâtissent l’identité. Or des gens sont empêchés de se transmettre leur histoire. » (Jabourek, 1987). Dans la recherche COPA75, les parents ont régulièrement témoigné de leur inquiétude que l’enfant, n’ayant pas appris leur langue maternelle, ne puisse pas communiquer avec ses grands-parents et sa famille élargie, par exemple.

Y compris quand leur langue est le français, des parents dont les enfants sont placés indiquent n’avoir aucune influence sur les pratiques religieuses, sur les apprentissages musicaux, ni sur d’autres dimensions importantes dans leur propre famille. Lorsque cette absence de transmission se prolonge dans le temps, l’enfant ne peut pas s’inscrire dans l’identité familiale. Ces résultats font également écho à des recherches récentes montrant la difficulté de la construction identitaire pour les enfants placés (Chaïeb, 2022 ; Robin, 2020).

1-3 Les violences conjugales

L’enquête auprès des parents, aussi bien par questionnaire que dans le groupe de travail, révèle un fait souvent invisibilisé dans le champ de la protection de l’enfance : 30.6% (N=19) des parents dont les enfants sont suivis à domicile sont victimes de violences ou d’emprise conjugales (contre 16.3%, N=7 des enfants placés). Les effets de la violence conjugale sur le développement psycho-socio-affectif de l’enfant ont été largement démontrés (Fortin, 2009). Toutefois, même lorsque la violence conjugale constitue en soi une problématique en protection de l’enfance, elle n’est pas toujours considérée comme motif premier d’intervention. Soit parce qu’elle n’est pas dévoilée par les parents, soit parce qu’elle n’est pas recherchée comme élément de danger lors de l’intervention auprès de la famille, soit parce qu’elle est sous-jacente et dissoute dans la notion de « conflits parentaux », beaucoup plus souvent identifiée comme motif d’intervention. Le fait de parler de conflits au lieu de violences n’est pas neutre. Comme l’a montré Romito (2011) à partir de l’exemple britannique, quand les services sociaux se veulent être « gender neutral », cela implique l’utilisation d’un langage généralisant, dans lequel on préfère parler des familles abusives plutôt que de violences conjugales. Derrière cela, se trouve la représentation qu’il appartient à la mère de protéger les enfants, « en s’éloignant de l’homme violent : si elle ne le fait pas, elle manque à son devoir de protection (failure to protect) et par conséquent elle peut perdre la garde des enfants » (Romito, 2011, 96). Dans ce contexte, toujours selon l’auteure, « des idéologies et des valeurs s’affrontent aussi. L’idéologie qui ressort le plus clairement est une idéologie d’origine patriarcale ». Invisibiliser les violences subies par un parent, en y substituant la notion de « conflit », conduit à nier la relation de domination entre deux parents. Cela empêche de donner au parent victime le soutien dont il a besoin pour élever son enfant dans un contexte sécurisant.


1 Notamment par ATD Quart Monde https://www.atd-quartmonde.fr/le-placement-des-enfants-cree-un-traumatisme-familial/

2 Voir partie II, paragraphe 3.3.2. de ce rapport