Devenir majeur à Mayotte. Bénéficier de ressources inégalement réparties : l’enjeu des institutions éducatives et socio-éducatives.
Thèse préparée par Tanguy Mathon-Cécillon
Sous la codirection de :
Gilles Séraphin (PU en sciences de l’éducation et de la formation, Université de Paris Nanterre)
Didier Breton (PU en démographie, Université de Strasbourg)
Contrat doctoral UPN 2023-2026.
Avis favorable du Comité d’éthique de l’UFR SPSE n° 2024-05-25.
Contextes de vie pour les jeunes de 18 ans à Mayotte
Mayotte est un territoire français depuis 1841, avec la vente de l’île à la France par le sultan malgache Andriantsouli. Les trois autres îles de l’archipel des Comores, Grande-Comore, Anjouan et Mohéli, sont à leur tour colonisées par la France à partir de 1886. Tandis que l’Union des Comores est un État indépendant depuis le référendum de 1974 sur l’indépendance de l’archipel, Mayotte (la population ayant fait un choix différent) est la seule des quatre îles à demeurer administrée par la France (Cottereau, 2021). Après l’instauration du « visa Balladur » en 1995, dans l’objectif d’empêcher les habitants des autres îles de l’archipel de « débarquer » librement à Mayotte sans l’obtention d’un visa, la départementalisation du territoire en 2011 marque une étape supplémentaire dans l’intégration de Mayotte à la France et son éloignement des îles voisines (Roinsard, 2022).
Selon les estimations de l’Insee fondées sur le recensement de la population (RP) de 2017, Mayotte est peuplée d’environ 310 000 habitants au 1er janvier 2023. La composition démographique de l’île en fait le département le plus jeune de France : plus de 60 % de la population mahoraise a moins de 25 ans (figure 1). La fécondité demeure élevée avec un indice synthétique de fécondité de 4 enfants par femme en 2015–2016 (Marie et al., 2018). Mayotte connaît d’intenses mouvements migratoires, plus d’un adulte sur deux n’y étant pas né. Les immigrants proviennent très majoritairement de l’Union des Comores, l’île la plus proche (Anjouan) étant située à seulement 70 kilomètres des côtes mahoraises. Inversement, de nombreux Mahorais ayant la possibilité de voyager décident de quitter l’île pour La Réunion ou la métropole, principalement pour aller y étudier, travailler ou retrouver leur famille.
Figure 1. Pyramides des âges de Mayotte et de la France entière au 1er janvier 2022
Note : Pyramide pour 10 000 habitants.
Réalisation : Logiciel Excel, Tanguy Mathon-Cécillon.
Source : Insee, RP, estimations de population au 1er janvier 2022.
Les très fortes inégalités sociales observées entre Mayotte et les trois autres îles de l’archipel comorien sont également présentes à l’échelle de Mayotte, où cohabitent une population vivant dans des conditions extrêmement difficiles et précaires et une population beaucoup plus favorisée, qui bénéficie notamment dans le secteur public de la sur-rémunération « vie chère » applicable dans tous les territoires ultra-marins. Le lieu de naissance (en France ou à l’étranger) et le statut légal des habitants expliquent en partie ces différences[1]. Selon l’Insee, en 2018, près de 77 % de la population vit sous le seuil de pauvreté; Mayotte est le département le plus touché par le chômage, qui concerne 30 % de la population active au deuxième trimestre 2021 (le taux d’emploi ne dépassant pas 14 % chez les 15-29 ans, contre 45 % chez les 30-49 ans et chez les 50-64 ans) ; en 2017, 4 logements sur 10 sont en tôle, souvent dépourvus d’électricité (10 % du total des logements), d’eau courante (29 %) ou encore de confort sanitaire de base (60 %).
Près de la moitié de la population de Mayotte est de nationalité étrangère, dont seulement 50 % avec un titre de séjour (enquête MFV-Mayotte)[2]. Certaines pratiques dérogatoires au droit commun sont mises en place, à l’image de la restriction du droit à la nationalité (Sahraoui, 2020), selon laquelle les enfants nés à Mayotte de parents étrangers n’accèdent pas à la nationalité française dans les mêmes conditions que ceux nés ailleurs sur le territoire français. Les transformations juridiques impulsées par la départementalisation ont des effets négatifs sur la situation de nombreux mineurs (Blanchy, 2018).
La situation de la jeunesse est très souvent critique. Les facteurs de risque sont multiples et dégradent considérablement les conditions d’une bonne intégration dans la vie socioprofessionnelle et citoyenne. Des enfants subissent des violences (physiques, psychologiques et/ou sexuelles et des négligences) et/ou ont été séparés de leurs parents et se retrouvent isolés (Morano, 2023). Beaucoup vivent en situation de précarité parentale puisqu’à tout moment le(s) parent(s) vivant sur l’île peu(ven)t être expulsé(s), immédiatement, sans possibilités de recours (Roinsard, 2022 ; Morano, 2023). Selon des estimations déjà anciennes réalisées à plusieurs reprises par le sociologue David Guyot, plus de 4 000 mineurs non-accompagnés seraient présents sur le territoire mahorais. Ainsi, être mineur et devenir majeur à Mayotte repose sur des statuts différents, à la fois sur le plan civil (nationalité, droit au séjour, droit de circulation, état-civil, bénéfice de services de protection de l’enfance), pénal, ou encore sur le plan de la nationalité et du statut légal des parents.
Dans le contexte d’un système éducatif sous-doté en infrastructures et en personnels, plusieurs milliers d’enfants en âge d’être scolarisés ne le sont toujours pas (Mathon-Cécillon & Séraphin, 2023). De surcroît, les dispositifs d’interventions socio-éducatives (Fablet, 2013), comme l’accueil petite-enfance, le péri et l’extrascolaire, le suivi en protection de l’enfance[3] (notamment pour les mineurs non-accompagnés) sont encore peu développés. A l’extrême, selon les témoignages entendus, l’absence d’intégration de toute une partie de la jeunesse aux institutions éducatives et socio-éducatives provoque des situations d’errance et/ou d’entrée dans la délinquance.
Hypothèses
Dans ce projet de thèse, nous émettons une première hypothèse qu’en arrivant à la majorité, les jeunes mahorais sont différemment dotés en ressources pour engager des projets. A l’instar des travaux de Pierre Bourdieu (Fabiani, 2016), ces ressources seront étudiées comme autant de capitaux qui s’articulent pour constituer des supports pour la construction et la réalisation des projets. Nous reprenons donc la distinction de Pierre Bourdieu entre les trois capitaux (économique, social et culturel), auxquels nous rajoutons un quatrième, tenant compte des spécificités de l’île : le capital citoyen. Notre hypothèse centrale est que l’école comme l’ensemble des dispositifs socio-éducatifs, tout particulièrement ceux de la protection de l’enfance, forment les jeunes Mahorais à la connaissance de leurs droits et devoirs et les dotent de ressources qui permettent d’accéder à une pleine citoyenneté (bénéficier de l’ensemble des droits de tout jeune majeur vivant sur le territoire français).
Objectifs
1. Mesurer et analyser la dotation en capitaux économique, social et culturel
Ainsi, le premier objectif de ce projet de recherche est de définir des indicateurs qualifiant ces capitaux (économique, social et culturel) et de déterminer leur répartition parmi les jeunes de 18 ans, âge qui présente de nombreux enjeux par la bascule vers la vie adulte, notamment pour les mineurs pris en charge par la protection de l’enfance (Frechon & Lacroix, 2020). Le tableau 1 propose plusieurs indicateurs permettant de mesurer ces capitaux dans le contexte mahorais. Ces indicateurs seront nuancés et complétés dans le cadre de ce travail doctoral.
Tableau 1. Indicateurs permettant de mesurer les trois capitaux pour la population mahoraise
Capital économique (ensemble du patrimoine et des revenus d’un individu) | Capital social (ensemble des relations personnelles mobilisables par un individu) | Capital culturel (ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu) |
Niveau de revenu. Niveau d’épargne. Avoir la possibilité de bénéficier d’un système d’épargne collective et solidaire (tontine). | Possibilité d’hébergement chez soi ou chez un tiers. Avoir fréquenté un système d’accueil de la petite enfance. | Maîtrise du français, maîtrise des deux langues locales (le shimaore et le shibushi). Avoir fréquenté l’école républicaine. Avoir fréquenté l’école coranique. Niveau d’études. Diplômes obtenus. |
2. Construire et mesurer un nouveau type de capital : le capital citoyen
Dans le cadre de ces analyses, nous proposerons de surcroît un quatrième type de capital (définition et indicateurs), qui permet de mieux prendre en compte le contexte de l’île d’un point de vue civique et administratif : le capital citoyen. Il reposera aussi bien sur la situation civique (nationalité, droit au séjour, droit de circulation, etc.) et pénale, que sur la connaissance et l’usage des institutions par l’accès à l’éducation et aux dispositifs socio-éducatifs, qui sont des éléments de parcours pré-majorité fondamentaux pour ensuite pouvoir, selon notre hypothèse, réaliser ses projets.
3. Analyser l’impact des types de capitaux dans la construction des parcours individuels
Nous analyserons tout d’abord la dotation et la répartition des capitaux dans la population de la jeunesse mahoraise à l’âge de 18 ans jusqu’à 19 ans. Il s’agira ensuite de comprendre l’impact de chaque capital et leur combinaison dans la construction des parcours individuels, en étudiant leur significativité dans la survenue d’un événement essentiel à la mise en œuvre d’un projet (exemples : probabilité de partir de Mayotte, d’obtenir un emploi, d’obtenir un logement décent…), et d’établir des comparaisons entre types de parcours. A titre d’exemple, il sera donc possible de comparer la situation des jeunes ayant bénéficié d’interventions socio-éducatives dans le cadre de la protection de l’enfance avec la situation du reste de la population étudiée.
Méthodologie[4]
1. Connaissance du contexte (2023-2024)
Dans la continuité de mes recherches menées sur le territoire depuis l’année 2021, la connaissance du contexte s’appuiera sur un approfondissement de la revue de la littérature (sur la population mahoraise, les interventions éducatives et socio-éducatives à Mayotte, les méthodes…), de l’apprentissage du shimaore et du kibushi, et de la mise en relation avec tous les acteurs de la jeunesse mahoraise.
2. Recensement et analyse des sources de données (2023 puis mises à jour)
Toutes les sources de données disponibles sur la population des jeunes mahorais de 18 ans seront recensées. Certaines bases de données ont déjà été identifiées : enquête MFV-Mayotte, RP 2017, RP 2023 (mais pas avant fin 2025), etc. L’exploitation des bases de l’Aide sociale à l’enfance et de la Protection judiciaire de la jeunesse étant fondamentales, des contacts ont déjà été engagés avec l’ODPE de Mayotte et la direction interrégionale Ile-de-France/Outre-mer de la PJJ. D’autres sources qui pourront s’avérer pertinentes seront également recherchées (exemples : Éducation nationale, associations…). Une analyse critique de ces données déterminera leurs apports et leurs limites. L’objectif sera d’identifier les indicateurs déjà utilisés, de dénombrer des populations sur la base de ces indicateurs (Séraphin, 2022) et les possibilités de croisements afin d’établir une typologie.
3. Observations (2023-2025)
Plusieurs types d’observations permettront une meilleure compréhension du contexte et du dispositif de l’Aide sociale à l’enfance afin d’exploiter les résultats issus des autres méthodes. Il s’agira ainsi d’assister à des événements collectifs regroupant des jeunes, à des événements familiaux et communautaires (exemples : religieux, mariage, tournois sportifs…), ou encore à des rencontres entre enfants et jeunes et divers dispositifs, notamment d’interventions sociales, éducatives et socio-éducatives. Les scènes telles qu’elles sont vues, entendues ou senties seront décrites de manière exhaustive grâce à l’utilisation d’un carnet d’observations, et lorsque cela est possible, par l’utilisation de la photographie voire de films. Les objectifs de ces différentes observations seront de comprendre le contexte social, culturel et économique de Mayotte, mais également d’analyser l’effectivité de l’intervention publique, notamment dans le cadre de dispositifs éducatifs et socio-éducatifs.
4. Entretiens libres sur la base de récits de vie (2023-2025)
Des entretiens introduits par des récits de vie (en nombre suffisant pour envelopper l’ensemble de la diversité des situations) seront réalisés avec des jeunes. Ces entretiens seront structurés par une trame générale, qui fournira si besoin des questions de relance autour du récit de vie (Bertaux, 2016). Une trame secondaire facilitera l’exploitation des « échappées » durant l’entretien, ces « échappées » permettant de comprendre du point de vue des jeunes les éléments déterminants (ressources, limites, liens logiques…) pour construire leurs projets et pouvoir les réaliser. Chacun des entretiens sera enregistré, avec l’accord préalable du jeune, puis intégralement retranscrit. Les objectifs de ces entretiens seront de poursuivre la détermination des indicateurs pertinents, des parcours-types et des statuts-types, en fonction des quatre capitaux et des liens de causalité émis pas les jeunes eux-mêmes pour expliquer leur situation actuelle et pour comprendre comment ils façonnent leur projet.
5. Enquête « maYorité – Né·e en 2006 : devenir majeur·e à Mayotte »
Sur la base des indicateurs des capitaux et des variables portant sur les projets, nous réaliserons une enquête auprès d’une cohorte de jeunes de 18 ans, réinterrogés à 19 ans. Le mode d’échantillonnage sera déterminé avec mes directeurs de thèse, avant la réalisation de la première vague de l’enquête en 2024, puis de la deuxième vague en 2025 (qui portera sur les mêmes jeunes). Ces enquêtes seront centrées sur les éléments de constructions des projets (première vague) puis sur les modifications et réalisations (deuxième vague).
Calendrier
2023/24 | Revue de la littérature, connaissance du contexte…Recensement et analyse des sources de données. Enquête maYorité (à 18 ans). Observations et entretiens. |
2024/25 | Enquête à 19 ans (avec les mêmes jeunes). Exploitation de l’enquête, analyses. Observations et entretiens. |
2025/26 | Poursuite des analyses portant sur les données (RP 2023) et l’enquête. Rédaction de la thèse. |
Références bibliographiques
Bertaux, D. (2016). Le récit de vie (4e édition). Armand Colin. https://www.cairn.info/le-recit-de-vie-9782200601614.html
Blanchy, S. (2018). Les familles face au nouveau droit local à Mayotte. Ethnologie française, Vol. 48(1), Article 1.
Cottereau, V. (2021). Mayotte, vers une île « forteresse » ? Histoire et conséquences d’une frontière controversée. L’Information géographique, Vol. 85(1), 8‑30. https://doi.org/10.3917/lig.851.0008
Fabiani, J.-L. (2016). Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque. Le Seuil. https://www.cairn.info/pierre-bourdieu-un-structuralisme-heroique–9782021290325-p-99.htm
Fablet, D. (2013). Émergence et développement des recherches sur/et des interventions en éducation familiale. In Traité d’éducation familiale (p. 97‑116). Dunod. https://doi.org/10.3917/dunod.bergo.2013.01.0097
Frechon, I., & Lacroix, I. (2020). L’entrée dans la vie adulte des jeunes pris en charge par le système de protection de l’enfance. Les apports de la recherche sur la sortie de placement et ses conséquences. Agora débats/jeunesses, 86(3), 111‑126. https://doi.org/10.3917/agora.086.0111
Marie, C.-V., Breton, D., & Crouzet, M. (2018). Mayotte : Plus d’un adulte sur deux n’est pas né sur l’île. Population & Sociétés, N° 560(10), Article 10. https://doi.org/10.3917/popsoc.560.0001
Mathon-Cécillon, T., & Séraphin, G. (2023). Non-scolarisation et déscolarisation à Mayotte : Dénombrer et comprendre. Rapport final, Cref/Efis, avec le soutien de Apprentis d’Auteuil, Cnape, Mlezi Maoré (Groupe SOS Jeunesse), février 2023, https://efis.parisnanterre.fr/nsm/rapport-final/
Morano, A. (2023). Pour une anthropologie des jeunesses précaires à Mayotte : Exclusions et rapports d’altérité post-frontière. Thèse de doctorat en anthropologie, Université de Aix-Marseille.
Roinsard, N. (2022). Une situation postcoloniale—Mayotte ou le gouvernement des marges (CNRS Éditions). https://www.cnrseditions.fr/catalogue/sciences-politiques-et-sociologie/une-situation-postcoloniale/
Sahraoui, N. (2020). Mayotte : Comment la France a fragmenté le droit de la nationalité. The Conversation. http://theconversation.com/mayotte-comment-la-france-a-fragmente-le-droit-de-la-nationalite-139373Séraphin, G. (2022).
Séraphin G. (2022). La qualité de l’accompagnement en protection de l’enfance. Établir des indicateurs. L’Harmattan. https://doi.org/10.3917/har.serap.2022.01.0011
[1] Ces questions ont fait l’objet d’un travail de recherche dans le cadre de mon mémoire de Master 2, « Conditions de vie, conditions de logement selon les structures familiales et le statut migratoire à Mayotte » (2021), sous la codirection de Didier Breton, Franck Temporal et Robin Antoine.
[2] Enquête Migrations, famille et vieillissement à Mayotte, 2015-16, Ined-Insee.
[3] Au 31 décembre 2021, 1 663 enfants sont suivis par l’Aide sociale à l’enfance, dont 647 en milieu ouvert.
[4] Précautions règlementaires et éthiques : l’ensemble de la recherche reposera sur le strict respect des normes RGPD et éthiques. Le comité d’éthique et de recherche de Paris Nanterre sera saisi pour une demande d’avis.